Improbable rapprochement

Jamais la kamarade Ofé n’avait eu autant de mal à trouver le sommeil. Cette future guerre mettait ses nerfs à rude épreuve. Chaque nuit apportait son lot de doutes, et chaque nuit elle les éludait en s’occupant l’esprit comme elle pouvait.
Ce soir là, elle décida de joindre Karita sur sa radio personnelle pour se changer les idées. Elle sortit dans le froid et s’installa à quelques mètres du campement.
La radio grésilla quelques temps, puis le son se stabilisa. Une voix bien trop bourrue et bien trop masculine pour être celle de Karita lança :

« Terra Sympa, poste de garde, j’écoute … »

*****************

Bien que l'hiver touche à sa fin, il faisait encore froid. Assez pour faire de la garde de nuit dans la salle radio de Terra Sympa une corvée…

Judge Ju descendit son bonnet rapiécé sur ses oreilles, s’emmitoufla du mieux possible dans les couvertures et se calla dans le siège. Le chauffage avait toujours des ratés depuis que les néo-bolchos étaient partis. Et il se caillait grave à rester sans bouger à attendre un éventuel appel. Surtout que jamais personne appelait la nuit… Mais comme disait Hyperbob : « On sait jamais ».

Il pesta en changeant de position. Il serait tellement mieux dans son lit bien au chaud…

Soudain la radio grésilla, signe que quelqu’un tentait d’entrer en communication. Il sortit de sa rêverie instantanément, saisissant le micro en prenant garde à pas trop se découvrir…

« Terra Sympa, poste de garde, j’écoute … »


La réponse se fit attendre. Assez pour qu'il pense qu'il s'agissait d'un appel "fantôme". Personne à l'autre bout à part des perturbations eléctromachin comme disait Nicoo.

Mais une vois féminine s'éleva finalement dans les écouteurs, une voix ferme et dure, de celles qu'utilisaient les militaires. Malgré tout c'était une belle voix et il sentit que cette dureté était fausse...

« Terra Sympa ? ! ici la kamarade Ofé, quel est votre nom ? pourquoi détenez vous la radio personnelle de la kamarade Karita ? ! »

Il releva instinctivement la fréquence mais éloigna la main du commutateur qui permettait de relayer le signal aux radios des résidents de TS. Il s'agissait sans conteste d'une erreur et il en prendrait pour son grade s'il réveillait toute la comm en plein nuit...

« Dites donc ma p’tite dame, j’connais pas d'Karita et faudrait p’tet penser à m'causer meilleur. Ici c'est l'poste de garde de Terra Sympa, et j'vais pas l'répéter dix fois… Si vous vous êtes gourée d'fréquence, c’est pas mon problème. »

Ok, bon, elle s’était trompée. Elle regretta aussitôt d’avoir réagi aussi vivement ; l’erreur venait d’elle après tout. Elle se rappela alors que l’ex Terra Prima était désormais une annexe du Campement. Elle n’avait pourtant pas reconnu la voix la voix de l’homme de garde.

«Pouvez-vous décliner votre identité ? »

Au moins elle avait demandé çà un peu plus gentiment.

«Ah, bah j’préfère c'ton là ! Judge Ju, pour vous servir ma’mselle. »

Finalement peut être qu'il allait pouvoir passer le temps...

«Bien. Merci. Je coupe, bonne soirée.

Eh ! ! mais faut pas partir comme ça ! !….. » *clang ! *

Il balança le micro sur la table en pestant. Il détestait qu'on lui raccroche à la figure comme çà...

La kamarade Ofé éteignit la radio. Elle n’était pas d’humeur à discuter avec le premier venu. Elle ne connaissait pas cet homme. Il avait du arriver au Campement après son départ. Elle rêvassa quelques instants, se demandant si la cité avait changé, imaginant la vie qu’elle mènerait si elle ne l’avait jamais quittée.
Ce fut le froid qui la décida à couper court à cette divagation. Elle reprit le chemin de sa tente, non sans essayer de se convaincre que sa vie était bien ici, et que c’était bien grâce au bolchevisme qu’elle prenait tout son sens. Elle ne pouvait cependant s’empêcher d’imaginer l’homme devant sa radio, probablement les pieds sur une table et un verre de pijote à la main, attendant que le jour se lève et répondant aux rares appels nocturnes. Un sentiment furtif d’envie la traversa, qu’elle tenta de chasser d’un geste de la main, comme on éloigne une mouche. Non, décidément, elle déraillait, elle avait besoin de sommeil.

Il frissona. Il rajusta sa couverture et ferma les yeux. tout cela lui rappelait le désert. L'époque où les voix qui sortaient de sa radio étaient ses seules distractions... ces voix qui brisaient la solitude... Il eut un pincement au coeur. Regrettait il cette époque ? Cette époque où il ne s'était jamais senti aussi libre... et vulnérable... seul dans les immensités désertiques... Cette époque où il avait failli mourrir.. Où il avait souffert de la faim et de la soif... Il rouvrit les yeux.

*Arrêtes de dérailler mon vieux. T'es bien mieux ici, le ventre plein et le gosier toujours humide.*

Et puis il avait des amis maintenant...

Ses yeux se fixèrent sur le mur en face... Dans le désert il n'y avait pas de murs...

Deux lunes plus tard…

Nouvelle veillée, nouvelle attente. Il réprima un bâillement… Il rongeait son frein en sifflotant de temps en temps pour briser le silence, comme quand il était dans le désert… Il détestait de plus en plus ces gardes de nuit. Et cette fois pas de voix mystérieuse pour se changer les idées.

*Et si… *

Il sortit sa radio personnelle. Après quelques tâtonnements il capta enfin la fréquence qu’il recherchait. Peu de chance qu’elle lui réponde à cette heure… Et si elle répondait, il risquait de prendre cher… Il haussa les épaules pour lui-même.

*Qui ne tente rien n’a rien *

« Allô… Allô… Ici Judge Ju… vous m’entendez ? Allô … »

Elle ne dormait pas. Toujours ces insomnies… Elle se demanda tout de même un instant qui pouvait l’appeler à cette heure.

« Ici la kamarade Ofé, kapamov de la spetsnaz elitan, parlez ! »

Il ne comprit pas la moitié de son charabia.

« Euh kapaquoi ? »

« Ici la kamarade Ofé, parlez clairement! » Répéta-t-elle d’un ton plus qu’irrité.

Oula, vu le ton de sa voix, çà sentait le passage de savon en règle.

« Ouais, ouais, ici Juj, enfin Judge Ju… Terra Sympa, l'appel par erreur... Vous m'remettez ? »

« Ah!? Qu’est ce que vous voulez? Pourquoi m’appelez-vous sur ma radio personnelle? »

« Ben, sais pas, j’suis de garde, j'sais pas trop quoi faire, alors ben, voilà pour passer l'temps, me suis dit que… »

Il se rendait bien compte qu'il déblatérait un flot de conneries, mais il ne savait pas quoi dire d'autre. Elle le coupa sans ménagement.

« Vous m’appelez pour passer le temps??? »

Ca sentait de plus en plus le roussi… Elle avait pas l'air super ravie de son appel nocturne.

« Ben... »

Il respira un bon coup

« Ofé, c'est vot'nom ? »

« Oui. Si c’est tout ce que vous avez à me dire, je coupe »

Il répondit calmement.

« Très joli comme nom. »

« Pas moi qui l’ai choisi »

Elle était exaspérée par le culot de cet homme, mais finalement la curiosité l’emporta et elle ne coupa pas.

Il se cala dans son fauteuil. Tout cela lui rappelait le désert…

« Cà faisait longtemps qu'j'avais pas utilisé ma radio comme çà. Z'êtes où en c'moment ? »

Elle décida de s’asseoir dans le sable et se roula un joint. Elle ne savait pas comment réagir. Cet individu la privait de tous ses moyens. Depuis son départ du campement, le regard qu on portait sur elle était empli de crainte et de haine. Cet homme n’avait pas peur d’elle. Il ne la haïssait pas non plus et elle sentait qu’il aurait agi de la même façon s’ils avaient été face à face. Cette désinvolture l’humiliait presque, mais lui rappelait également l’époque où les gens lui parlaient d’égal à égal.

«Dans le nord » Se força-t-elle presque à répondre.

« Dans l'nord… J'ai jamais posé l'pied au delà du Sylver d'ma vie. Un jour p't'être »

Il commençait à s'encroûter par ici.

« Sans être indiscret faîtes quoi là bas ? Z'êtes dans une comm ? »

Elle comprit. Cet homme ne savait rien de ce qui se passait au nord. Voilà pourquoi il n avait pas peur! Il ne savait pas!! De rage, elle faillit balancer la radio contre un rocher. Comment se pouvait-il que des hommes ignorent encore cette guerre???

« Je fais la guerre, a des gens comme toi!!!!!!! » Hurla t’elle avant de couper.

Il resta un moment interloqué pendu à sa radio. Une bolcho… C'était une bolcho. Et elle faisait la guerre… tuait des gens. Pour quoi au juste ? Un idéal ? Une icône ? Il reposa lentement sa radio sur la table. Tout ce qu'on disait que les bolchos lui revenait en mémoire. Nicoo qui racontait la destruction des Ruines de Kyr Les exactions dont on les accusait. Tout… Et surtout il se souvenait de toute cette merde qu'ils avaient déblayée en prenant possession de Terra Sympa. Il fut pris de nausée à cette seule pensée.

Son cœur se serra… La voix du désert… une bolcho… une tueuse… monde de merde…

Toujours le même cauchemar…

Il était seul, dans un désert sans limites. Le ciel était bleu… si bleu. Elle n’était d’abord qu’une voix. Une voix douce et tendre, d’abord chuchotement, qui prononçait son nom. Puis elle apparaissait, forme éthérée aux traits indistincts et à la silhouette floue. Avant de devenir la plus superbe et parfaite des femmes, de celle que l’on ne croise que dans les songes des hommes. Et elle l’appelait, ouvrant ses bras blancs, l’invitant à se réfugier en son sein. Et il avançait. Toujours…
Jusqu’à ce que le ciel se déchire, et que de la plaie béante s’échappe un flot de sang, rouge… si rouge… qui occupait tout l’espace en un instant. Et elle… son visage se déformait pour n’être plus que haine, dans ses yeux ne se lisaient plus que rage et fureur. Et la terreur l’envahissait, une indicible terreur qui le paralysait. Lentement… si lentement, elle plaçait une arme sur son front, et dans un rictus affreux et inhumain, hurlait à lui en crever les tympans : « je te régulerai ! je te régulerai ! »… avant d’appuyer sur la détente..

Il hurla… et se réveilla en sursaut. Il était trempé de sueur et tremblait de tous ses membres. Comme toutes les nuits… elle le hantait… sans répit… Il gémit, prenant sa tête entre ses deux mains et retomba sur son lit en sanglotant… prostré…

Jour de l'an...
Tous les bolcheviks s’étaient rassemblés dans une tente, fêtant bruyamment la nouvelle année et leur victoire prochaine et inévitable. Ofé s'était montrée taciturne et avait décidé de rester seule, tant pour ne pas gâcher la joie de ses kamardes que pour s'accorder un moment de répit. Suivant la consigne, elle alla chercher sa radio dans sa tente, pour le cas ou on aurait besoin d'elle en urgence. Elle avisa près du poste le goulot d'une bouteille qui dépassait de sa sacoche. Une bouteille de pijote…
Elle prit sa radio sous le bras, attrapa le sac sans trop y penser et sortit.
Une fois loin du campement, elle déboucha la bouteille. L'odeur familière lui chatouilla les narines et fit remonter du même coup un flot de souvenirs. A quand remontait la dernière fois qu'elle en avait bu avec ses amis campeurs? Elle éluda la question en buvant une large rasade.
C'est alors que la radio capta un appel.





Juj avait pas mal de raison de se bourrer la gueule. Il avait l'impression qu'en ce moment tout allait de travers. Et ses cauchemars ne le quittaient vraiment que quand il était proche du coma éthylique. Alors il buvait. Mais contrairement à son habitude il buvait seul. A l'écart.
La tête commença à lui tourner et il décida de sortir prendre l'air. Le froid était vif, ce qui le dégrisa un peu.
Il était dans un état second, plus très conscient de ce qu'il faisait. Il prit sa radio… et l'appela.

*Une voix familière, hésitante, s'éleva des écouteurs.*

Offeee !

Ofé mit quelques secondes avant de reconnaître la voix qui était légèrement modifiée : plus traînante, moins bourrue.

«Pas Ofé, kamarade Ofé. Judge Ju … Cà m'étonne que tu me rappelles. Que me veux-tu? »

C était dit sur un ton ferme, mais sans agressivité.

Il répondit. Et il était clair qu'il était bien imbibé.

« T'es une bochotte ! Putain ! T'es une bolchotte ! »

Elle vida un quart de la bouteille d'un trait avant de ricaner:

« Contente que tu l'aies remarqué. Une bolchotte qui boit de la pijote!! »

La voix de Juj se brisa.

« T'avais pas l'droit d'me faire çà ! Pas l'droit. »

Ofé sentait que l'alcool commençait à faire effet. Jamais elle n'aurait du laisser un "inférieur" lui parler ainsi. Mais sur le moment elle s'en foutait. Sacrée pijote.

« Qu'est ce que je t'ai fait à toi, je t'ai même jamais vu de ma vie! Tu pourrais être le plus laid et le plus con de tous les cons de l'univers que j'en saurai rien!!! »

Il déraillait complet.

« Mais… mais… t'es la voix du désert ! MA voix du désert. Tu peux pas être une bolcho, tu peux pas… t'as pas le droit. J'suis plus rien maintenant, plus rien. »

« Ta voix du désert? Qu'est ce que c'est que ces conneries? Jusqu'à nouvel ordre j'gueule pas assez fort pour que tout le désert m'entende! » Elle se rendit compte qu'elle commençait à déraisonner. Elle but une autre gorgée.

« Bon, mon p'tit père, si j'suis une bolchote s'pas ton problème! Et pis tu commences à m'faire chier à la fin! V'la que j'me mets à penser à tes appels pourris dans la journée maint'nant!! qu'est ce que c'est que ces histoires? Tu veux que je me déconcentre… non… déconnecte… non... Et merde!!! Tu veux que j'arrête de me dire qu'il faut que je rase NN? Ben c'est raté!!! merde alors!! Manquerait plus que j'rêve d'une voix tiens ! »

Il reprit un semblant de lucidité. Elle lui gueulait dessus ! Une bolchotte ! Il se laisserait pas faire ! Comme tous ses rebelles qui luttaient pour leur liberté…

« Tu crois qu’j’ai peur de toi ? Tu crois que j’te hais ? » Il rit. Un rire sans joie. « Parce qu’t’es une bolchotte et qu’j’suis qu’un inférieur débile ! Putain ! Mais c’est d’la pitié qu’j’ai… de la pitié ! T’es que haine et fiel ! Tu portes la mort ! T’es… qu’une machine… sans sentiments ! Tu crois être tout, mais tu n’es plus rien ! T’es… une coquille vide… »

Elle resta interdite quelques instants. Il avait hurlé dans la radio. Elle avait l’impression de l’entendre encore. Une boule se forma dans sa gorge, une grosse boule désagréable qui l’empêchait presque de respirer. Les larmes lui virent aux yeux, d'abord doucement, puis elle se mit franchement à sangloter. Elle se recroquevilla dans le sable en position fœtale, ses mains autour de ses genoux. Toutes les émotions qu’elle avait tant bien que mal contenues pendant de longs mois brisèrent d un coup le barrage pourtant sans failles apparentes de son conditionnement. Il avait raison. Elle n'était plus rien, plus qu’une coquille vide qui ne semait que la mort sur son passage… la mort, la violence, son quotidien… l'amour, un sentiment qu’on lui avait fait oublier depuis le jour de son enrôlement. Elle n avait plus aucune estime des autres et encore moins d’elle-même.


************


L’entraînement… Ofé s y montrait beaucoup moins efficace depuis quelques semaines. Même avec Karita dont l’attention était souvent perturbée elle ne prenait plus le dessus. Le sabre surtout lui posait problème ces temps ci. Son maniement requérait détermination, concentration et précision, qualités qui faisaient désormais défaut à Ofé.
Lorsque, ce matin là, elle parut fatiguée devant la kamarade Karita, elle-même fraîche et dispose, le rapport de force était trop inégal. Ofé arrivait tant bien que mal à parer les attaques de Karita, mais avait l’esprit ailleurs. Elle était en train de se demander depuis combien de temps elle ne recevait plus de mystérieux appels sur sa radio lorsqu’elle entrevit un éclair argenté se rapprocher de son visage. Elle ressentit une fulgurante douleur se propager dans tous ses membres, puis plus rien. Le noir…

***************************

Mal à la tête… Elle s’agita. La voix de Kroustymiel s’éleva.

« Kamarade Ofé. Est-ce que vous me voyez. »

Non, elle ne voyait rien. Elle fit un effort pour essayer d’ouvrir les yeux, mais quoiqu’elle fasse, tout restait noir.

« Vous avez été blessée lors d’une séance d’entraînement. La blessure est superficielle, la kamarade Karita vous ayant frappé avec le plat de son sabre. Cependant… le choc fut suffisamment violent pour briser l’os au niveau de votre tempe, ce qui a provoqué une compression de votre nerf optique… à l’origine de votre trouble de la vision. »

Son trouble de la vision… elle n’y voyait plus rien ! Elle était aveugle. Elle essaya de porter la main à son visage, mais une main lui prit fermement le poignet.

« Non ! Ne touchez pas si vous voulez garder un espoir de retrouver la vue. Vous allez être rapatriée à Métal Hurlant. Nous vous retirons du front. Vous y recevrez les soins nécessaires à votre guérison... En attendant vous devez vous reposer. »

Elle ne sentit même pas la piqûre. Un profond désespoir s’était emparé d’elle… Elle sombra dans l’inconscience.

(Le départ de Juj vers MH)

https://campement.forumsrpg.com/viewtopic.forum?t=1011

L'ambiance était chaude à la taverne de MH ce soir là. Juj braillait comme à son habitude.

« Alors les métalleux, y'en a pas un pour s'faire un p'tit mélange pijote vodka ! On a essayé ça à TS avec Maude et ça l'fait bien ! »

Il commença à disposer des verres sur le zinc, les remplissant à moitié de pijote de sa réserve perso et laissant le barman compléter les verres.

Ofe arrivait maintenant a se déplacer sans trop de mal. Elle s'était habituée aux rues étroites de Métal Hurlant et s’il y avait un chemin qu elle connaissait bien, c’était celui qui menait au bar. Elle poussa la porte à battants et s’assit à une table au fond de la salle. Il y avait plus de bruit que d’habitude et les esprits avaient également l’air d être plus échauffés. Lorsqu’un serveur arriva, elle commanda une vodka puis s’installa confortablement dans son fauteuil. Elle s’amusait à écouter les conversations et à reconnaître les voix, puisqu’elle ne pouvait toujours rien voir.

Il prit un des verres et le leva bien haut.

« Je porte un toast à Terra Sympa ! »

Il pensa à ses amis qu’il avait laissé là bas avec un peu de regret. Il avala son verre d'un trait.

Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle se redressa d’un coup. Cette voix… Ce n’était pas possible. pourtant son ouïe s'était aiguisée depuis qu elle avait perdu la vue.

« Et pour ne pas faire de jaloux, un autre pour tous les métalleux. »

Elle but d un trait sa vodka. Il lui fallait du courage.

« Et les métalleuses bien sûr » Il jeta un coup d’œil sur la droite vers une fille qu'il avait repéré en entrant.

Elle avança maladroitement vers le bar, heurta un pilier, continua en titubant presque. Elle finit enfin par atteindre le comptoir. Il avait porté un autre toast. Elle savait désormais que c’était lui. Il fallait maintenant qu’elle le localise. Elle ne savait pas si elle devait parler ou pas.

« Bon, les gars vous m'avez sifflé toute ma pijote ! »

Effectivement les verres étaient presque tous vides.

Ca y était. Elle l’avait repéré. Il était à sa gauche.

Il prit rapidement le dernier qui restait.

« Hop, c'ui là, l'est pour moi ! »

Elle longea le comptoir en écartant doucement les gens accoudés qui protestaient avant de remarquer le bandeau sur ses yeux. Lorsqu’elle pensa être juste derrière lui, elle se redressa de toute sa taille, et, le cœur battant, dit :
« Judge Ju? »

Il portait le verre à ses lèvres, lorsqu'il entendit sa voix. Il stoppa son geste à mi-chemin. Incapable de déterminer si cette voix était bien réelle ou s’il s’agissait encore d’une invention de son esprit. Il se retourna lentement, fébrile. Il vit une femme debout derrière lui. Il déglutit péniblement, ses yeux immédiatement attirés par le bandeau qui couvrait les siens. Il ne répondit pas…

Elle l’avait senti se retourner. Il était tout proche. Elle voulait qu’il réagisse. Elle ne pouvait pas le voir. Il fallait qu’il parle. Elle avait peur. La dernière fois qu’ils s’étaient parlé remontait à quelques lunes et il avait coupé la transmission, furieux.

« judge? » demanda-t -elle d une voix mal assurée.

Il restait immobile. Il l’observait, et ne vit rien de la dureté qu’il avait imaginé sur son visage… loin de là… Son bandeau au travers de la figure n’était pas des plus seyant, mais y’avait pas à dire, c’était une belle fille. Il aurait clairement pas craché dessus en d’autres circonstances... Il la détaillait, ses yeux s’attardant sur sa poitrine, remarquant des formes avantageuses qui ne le laissaient pas indifférent. Mais son esprit restait en ébullition, partagé entre colère, surprise et autre chose qu’il n’arrivait pas à définir. Il restait là, sans bouger, comme paralysé, incapable de prononcer un mot.

Il ne réagissait pas. Elle attendit, mais rien. Rien ne se produisait. Il la haïssait. C’était ça ! Jamais elle n’aurait du aller vers lui. Elle s’était rabaissée, ridiculisée! Puisqu’il la détestait, elle allait la laisser boire en paix!!!
Elle se détourna lentement, essayant de repérer où les gens se situaient dans la salle. Elle aurait voulu courir, mais elle ne le pouvait pas. Elle marcha donc vers la sortie, butant çà et là dans des chaises. Elle sentait que tous les métalleux la regardaient et tous ces regards braqués sur elle l’humiliaient encore plus. Elle voulait être ailleurs. Sortir… vite…. se réfugier quelque part. Elle finit par atteindre la porte.

Il avait l’impression d’être dans un rêve. Il la voyait partir, s’éloigner en titubant, se cognant contre le mobilier. Elle n'avait rien de la tueuse sanguinaire qu'il avait imaginé, de la fanatique assoiffée de sang qui avait peuplé un temps ses nuits. Non, elle était juste apparue vulnérable, sensible devant lui... et carrément bien roulée… Il se sentit minable tout d'un coup.

Elle était dehors. Maintenant il fallait trouver ou aller. Où se réfugier.

Il partit en courant, bousculant les métalleux qui se retournaient indignés sur son passage.

Elle enrageait. Elle aurait voulu voir, voir pour courir.

Elle n'était pas bien loin, se guidant maladroitement en suivant les murs.

Voir pour fuir. jamais auparavant elle n avait fui, rien ni personne.

Il se lança à sa suite, la rattrapant sans peine et mit la main sur son épaule.

Quelqu’un posa sa main sur elle. Elle pria pour que ce ne soit pas lui… pas lui…

Il prononça enfin son nom, libérant par la même une foule de sentiments qui pesait sur son cœur :

« Ofé »

Il pouvait sentir la tension de la jeune femme sous sa main.

C’était lui. Que lui voulait-il? Pourquoi allait-il la voir s’il la haïssait? Elle se sentait faible, vulnérable. Elle aurait tout donné pour être dans ses bras pourtant. Que lui voulait-il???

Il la contourna, sans ôter sa main, comme s’il craignait qu’elle disparaisse. Il se retrouva face à elle. Elle tremblait. Elle n'était pas ce qu'il avait imaginé ou rêvé. Sa véritable image chassa toutes les autres. Soudain, une cruelle évidence le frappa brutalement. Elle ne pouvait pas le voir.
Il prit alors délicatement sa main dans la sienne, sans vraiment savoir pourquoi, et fut surpris de constater que ce simple contact le mettait en émoi. Il guida alors sa main sur sa joue, naturellement, puis sur le reste de son visage.

Elle était déboussolée. Elle ne savait plus quoi penser. Elle s’abandonna.
Il la guidait. Elle suivait les contours de son visage, s’attardant parfois sur ses paupières ou ses lèvres. Elle le découvrait, enfin. Ce contact la désorientait. Elle n’avait touché personne avec douceur depuis si longtemps. Elle aurait voulu que ce moment ne finisse jamais.

Elle le découvrait à travers ses doigts qui courraient lentement sur sa peau. Il se rendit alors compte que tout cela était plus fort que ce que l'on pouvait transmettre par un simple regard. Il avait le souffle court et son cœur battait la chamade. Il porta alors sa main libre sur la joue d'Ofé et ferma les yeux. Il voulait la découvrir comme elle l'avait fait avec lui.
Ses doigts parcoururent son visage, s'attardant sur le bandeau qu'il lui couvrait les yeux. Il lui sembla ressentir la souffrance que cette cécité provoquait chez elle.

Cette caresse la fit frémir.

Il rouvrit les yeux. Pendant des lunes, il n'avait connu que sa voix. Il avait alors imaginé tant de choses. Et aujourd'hui, ils se découvraient en silence, sans fards et sans mots, sans pouvoir tricher…

Ils étaient assis sur le quai, les vagues s’écrasant sur le métal sous leur pied. Elle lui racontait son histoire. Le campement, les bolchos, sa blessure… Lui écoutait sans intervenir.
Assez bizarrement, il suivait son récit, ce qui n'était pas trop dans son genre. Ce style de discours, surtout chez une femme, avait plutôt tendance à le faire fuir qu’autre chose. Mais pas cette fois ci. Il restait près d’elle, regardant la lune se refléter sur l’eau, jetant parfois un coup d’œil vers Ofé. Il se surprit même à lui prendre la main lorsqu’il lui semblait qu’elle en avait besoin. Non vraiment, çà n’était pas dans ses habitudes…